PAR JEAN-claude landry. président du c.a. du comité de solidarité / Trois-rivières
À peine débarqué du jet privé qui l’a amené de Londres à Zurich, Michaël saute dans un hélicoptère nolisé à son intention, « time is money » pour ce grand patron du secteur bancaire en route pour Davos où se déroule le prestigieux Forum économique mondial. Entre les banquets et les cocktails de circonstance, on conversera sur les moyens de « créer un avenir commun dans un monde fracturé », le thème choisi cette année par les organisateurs de l’événement.
À plusieurs milliers de kilomètres de cette station touristique huppée, au Cambodge, Bahiya, 14 ans, la vit au quotidien cette fracture qui, dans les salons des hôtels de Davos, fera l’objet d’échanges courtois.Petite bonne à l’emploi d’une famille prospère de Phnom Penh, la jeune fille y a été embauchée comme « nounou » du dernier né. Douze heures par jour, six jours par semaine pour la jolie somme de 15 $ par mois.Magnanimes, ses patrons ont récemment annoncé à Bahiya qu’ils l’inscriront l’an prochain dans une association pour qu’elle y apprenne la couture. Une formation qui pourrait lui permettre de devenir ouvrière du textile et de participer, à sa façon, à l’industrie mondiale du prêt-à-porter. Elle peut espérer y gagner 125$ par mois, 8 fois son salaire actuel.
Il serait étonnant que les participants du Forum de Davos réalisent que les Rolex que plusieurs portent à leur poignet représentent jusqu’à 200, 300 et même 500 fois le salaire mensuel de Bahiya et de ses compagnes d’atelier. Un calcul de peu d’intérêt sans doute pour l’élite rassemblée à Davos. Leur préoccupation en est une plus vaste, plus globale, à savoir les perspectives de croissance de l’économie mondiale.
La croissance pour quoi ? La croissance pour qui ? On en parlera du bout des lèvres pour faire bonne figure, mais sans plus. D’ailleurs pourquoi remettrait-on en question les fondements d’un modèle économique qui performe? La progression continue des Dow Jones, Nasdaq, TSX et autres indices boursiers devrait nous en convaincre. Et pourtant…
Pourtant la croissance ne fait pas que des heureux! Pire elle aggrave le sort de millions de personnes. Le bilan des inégalités de revenus et de richesse publié chaque année, au moment du Forum, par l’organisme Oxfam en fait l’éloquente démonstration.
Dans le plus récent, on apprend qu’en 2017 le nombre de milliardaires a connu une hausse record, progressant à raison d’un nouveau milliardaire tous les deux jours, que leur richesse a augmenté de 762 milliards de dollars et qu’un septième de cette somme permettrait de mettre fin à la pauvreté extrême dans le monde. On y apprend également que 82 % des richesses créées dans le monde l’année dernière ont été accaparées par les 1 % les plus riches alors que rien n’a changé pour les 50 % les plus pauvres, dont une majorité de femmes évidemment.
Les auteurs du bilan rappellent que le niveau actuel des inégalités contribue à la hausse du terrorisme, de l’instabilité politique et des délits en plus d’instaurer un climat de méfiance propice aux dérives populistes. Les recherches menées par le Fonds monétaire international révèlent d’ailleurs qu’une redistribution de la richesse serait largement favorable à la croissance puisque les sommes rendues disponibles, au lieu d’être accumulées à des fins spéculatives, seraient directement injectées dans l’économie productive par l’achat, souvent local, de biens et services.
Même si on en parle peu ou pas à Davos, les remèdes aux inégalités de richesse et de revenu sont connus et ces remèdes sont de nature politique. Selon Oxfam, ils pourraient entre autres consister à revoir la fiscalité pour assurer une plus juste redistribution de la richesse et permettre aux États d’offrir à leurs citoyens des services publics universels et gratuits et un régime de protection sociale propre à éviter aux moins fortunés de tomber dans les affres de l’indigence et de la misère.
La lutte à la pauvreté passe indéniablement par la réduction des inégalités. « Nous pouvons établir la démocratie dans ce pays ou alors concentrer les grandes richesses aux mains de quelques-uns, mais pas les deux à la fois » a un jour déclaré l’ancien juge à la Cour suprême des États-Unis, Louis D. Brandels.
Bâtir une économie davantage centrée sur l’humain exige, selon Oxfam, de mettre un terme à la crise des inégalités et d’adopter des politiques qui répondent d’abord aux besoins des citoyens et citoyennes ordinaires et non aux appétits des riches et des puissants. Dit autrement, Oxfam nous invite être solidaires des Bahiya de ce monde en exigeant de la classe dont sont issus les invités de Davos qu’elle paie sa juste part!