PAr alice grinand, secteur des communications
Paulo Freire (1921-1997) était un pédagogue, sociologue et philosophe brésilien, qui a beaucoup œuvré pour l’alphabétisation des personnes adultes en situation de grande pauvreté. C’est notamment d’après son expérience auprès des populations les plus défavorisées qu’il a développé son approche de l’éducation, et le rôle de celle-ci dans l’émancipation tant individuelle que collective, qu’il a surtout publié son ouvrage Pédagogie des opprimés. Alors que nos sociétés occidentales souffrent d’un manque démocratique de plus de plus flagrant, il semblerait que les idées de Paulo Freire n’aient rien perdu de leur pertinence.
Selon Paulo Freire, c’est peut-être notre capacité d’apprendre qui ferait notre spécificité. Ainsi, selon le sociologue brésilien, «nous sommes les seuls pour qui apprendre est une aventure créatrice, quelque chose de beaucoup plus riche que la simple répétition d’une leçon donnée.»[1]
L’éducation est un tremplin, obligatoire et surtout capital pour chaque personne, tant pour sa sphère privée (s’intégrer socialement en se faisant des ami-e-s ou en trouvant du travail) que dans la sphère publique (le bon exercice de la citoyenneté). L’éducation joue donc un rôle dans l’émergence, chez chaque individu, de la conscience de sa citoyenneté.
Pourtant, nos systèmes éducatifs occidentaux semblent toujours plus soumis à un processus de marchandisation, voire d’industrialisation, selon la thèse avancée par Joëlle Tremblay dans son ouvrage L’inéducation. Pour l’auteure, «On manufacture des diplômés comme on le fait de n’importe quelle autre marchandise»[2]. Elle avance notamment que les systèmes industriels privilégient les processus fonctionnels sur les finalités, tout comme le secteur de l’éducation tend à le faire.
Pour abonder dans son sens, on peut prendre l’exemple du choix des matières, qui ne doit rien au hasard. Doit-on s’étonner qu’un cours en éducation financière ait été rendu obligatoire au secondaire, aux dépens du cours Monde contemporain[3] ? On peut néanmoins s’interroger sur la pertinence de ces choix pour favoriser une citoyenneté éclairée.
L’éducation, une question de fond et de forme
Mais l’éducation ne se résume pas à des programmes, et la forme pédagogique est essentielle pour l’apprentissage. Ainsi, pour Paulo Freire, une éducation qui permettrait une réelle autonomie des élèves doit s’affranchir de la contradiction éducatrice-éducateur/élèves, en se plaçant dans une relation de dialogue plutôt qu’unilatérale. Pour Freire, les professeur-e-s qui cherchent à remplir les têtes des élèves, telles des vases vides, forment ces derniers et dernières à la passivité plutôt qu’à en faire des sujets d’action et favorisent l’adaptation plutôt que le sens critique.
Cette «pédagogie bancaire», où les connaissances sont transmises comme un dépôt et de façon verticale de l’enseignant-e à l’élève fait particulièrement écho au processus de marchandisation de l’éducation citée plus haut dans le texte. Ainsi, les méthodes employées par cette pédagogie sont la conquête (corps, esprits, culture, etc.), la division (par la sélection) et la manipulation et l’invasion culturelle[4].
Les élèves qui s’en sortiront le mieux dans cet exercice pourront briller professionnellement et socialement, jusqu’à, pour certains d’entre eux, parvenir au cœur du pouvoir[5]. Pourtant, les savoirs relatifs à l’exercice d’une bonne citoyenneté, comme le sens critique, ne sont pas valorisés dans ce système. Une éducation bancaire sert les intérêts du marché, mais pas de la société.
Que préconise alors Paulo Freire? Pour le philosophe, c’est une éducation conscientisante qui mènera les élèves à leur autonomie. Chaque élève devrait pouvoir être sûr que «le monde n’est pas. Le monde est en train d’être - est en devenir permanent. Je ne suis pas juste un objet de l’Histoire, je suis son sujet.» [6]
Pour permettre l’émancipation de ses élèves, il est nécessaire que l’éducateur se place dans une pédagogie basée sur le dialogue et sur la construction commune des connaissances. Pour reprendre une formule de Freire: « personne n’éduque autrui, personne ne s’éduque seul, les hommes s’éduquent par l’intermédiaire du monde.» [7] La participation et l’implication des élèves constituent alors un outil pédagogique.
Que reste-il de Freire ?
Aujourd’hui, on peut notamment retrouver cette forme de pédagogie au Québec, dans les pratiques de l’éducation populaire. Le MÉPACQ (Mouvement d’éducation populaire et d’action communautaire du Québec) définit ainsi l’éducation populaire autonome:l’ensemble des démarches d’apprentissage et de réflexion critique par lesquelles des citoyens et citoyennes mènent collectivement des actions qui amènent une prise de conscience individuelle et collective au sujet de leurs conditions de vie ou de travail, et qui vise à court, moyen ou long terme, une transformation sociale, économique, culturelle et politique de leur milieu[8].
L’éducation populaire ne se veut pas une éducation du peuple - qui adopterait une pédagogie bancaire - mais se base sur une approche horizontale. La traduction anglaise - peer education - est peut-être plus précise. C’est la fabrication collective du savoir et d’analyses de la société et donc d’une pensée politique[9]. Tant dans son objectif de prise de conscience individuelle et collective que dans sa forme participative, l’éducation populaire autonome se situe dans la lignée des idées défendues Paulo Freire en tant qu’éducation conscientisante.
Paulo Freire a développé sa pensée au Brésil, un pays qui, selon lui, souffrait d’ «inexpérience de la démocratie»[10], l’Amérique du Sud ayant connu 300 ans de colonisation. Ses idées semblent pourtant toujours aussi pertinentes aujourd’hui, et loin de son Brésil natal, alors qu’on ne cesse de parler de la crise des démocraties occidentales.
[1] Paulo Freire, Pédagogie de l’autonomie
[3] cf. NÉOLIBÉRALISME, ÉDUCATION ET CULTURE: QUELS LIENS?, Xavier St-Pierre, le Point édition de novembre 2017
[4] N'AUTRE école / n° 12, printemps 2006. (Re)lecture / Pédagogie des opprimés.
[5] voir article sur la démocratie de Xavier St-Pierre.
[6] Paulo Freire, Pédagogie de l’autonomie.
«Pour permettre l’émancipation de ses élèves, il est nécessaire que l’éducateur se place dans une pédagogie basée sur le dialogue et sur la construction commune des connaissances.» Crédit photo Luiz Carlos Cappellano Wikimédia Commons