Par Jean-Yves Proulx
Magazine Le Point, Novembre 2020
Grâce à l’existence des brevets, l’industrie pharmaceutique peut non seulement financer ses recherches, mais elle y trouve aussi un puissant incitatif à se dépasser constamment. Les abolir serait contre-productif prétend-elle.
Si ce raisonnement semble parfaitement logique, en y regardant de plus près, on en arrive à des conclusions légèrement différentes, voire plutôt inquiétantes.
Tirer profit de la souffrance de l’autre
La durée de vie d’un brevet est généralement de 20 ans. Elle donne à son propriétaire un monopole d’exploitation du produit breveté. Au cours de ces 20 ans, elle pourra en fixer le prix comme bon lui semble.
« Selon une enquête du Congrès américain publiée fin 2009, pas moins de 416 médicaments sous brevet ont ainsi vu leur prix augmenter en moyenne de 100 % à 499 % entre 2000 et 2008… » (Source). En 2012, « Pfizer ou Johnson & Johnson, avec 162 milliards de dollars de valeur boursière, représentaient chacun 3 fois Boeing » (Source). En 2018, Sanofi était la deuxième plus généreuse entreprise du CAC40, en versant près de 5 milliards d’euros de dividendes.
Dans un monde capitaliste comme le nôtre, les médicaments, comme n’importe quels autres biens « ne sont pas produits d’abord pour leur utilité, mais pour permettre d’en tirer une valeur pour le capital… » conclut Paul Ariès. Brevetés, leurs prix étant fixés en fonction de la capacité de payer des plus riches, les médicaments deviennent pratiquement inaccessibles aux plus pauvres.
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Le brevet nécessaire au financement de la recherche ? Selon Élisabeth Chamorand, professeur à l’Université de Grenoble, « l’industrie pharmaceutique consacre près de 3 fois plus au marketing et à la publicité qu’à la recherche proprement dite ». En 2008, Marc-André Gagnon et Joel Lexchin estimaient que l’industrie pharmaceutique dépensait annuellement 61 000 $ en marketing auprès de chaque médecin américain.
De plus, « la recherche et le développement de nouveaux médicaments, en grande partie entre les mains du secteur privé, dépendent du marché potentiel du produit et non des besoins de santé des populations, particulièrement les plus démunies » de déplorer Germán Velásquez coordinateur à l’OMS.
De 2004 à 2012, aux États-Unis seulement, l’industrie pharmaceutique a été condamnée à des amendes dépassant les 14,5 milliards de dollars. Il ne s’agit là que de situations où il a été possible à la justice américaine de démontrer la mauvaise foi des pharmaceutiques.
Pourrait-il en être autrement ?
« Les idées, estimait Thomas Jefferson, président des États-Unis de 1801 à 1809, philosophe, agronome et inventeur, sont comme l’air et ne doivent appartenir à personne » nous rappelle Ha-Joon Chang professeur d’économie à l’université de Cambridge.
Le biologiste Tim Hubbard et l’économiste James Love ont déjà proposé que chaque pays investisse 0,1 % de son PIB à la recherche et mette en commun leurs résultats. On obtiendrait ainsi un financement à tout le moins équivalent à son niveau actuel.
Et dans le même esprit, en 2012, l’Initiative de Budapest pour l’Accès Ouvert propose un retour à une tradition ancienne où scientifiques et universitaires publiaient les résultats de leurs recherches dans des revues savantes, sans rétribution, pour l’amour de la recherche et de la connaissance : « supprimer les obstacles restreignant l’accès à cette littérature va accélérer la recherche… une quête du savoir commun. » Pourrait ainsi diminuer « l'influence consternante de l'argent des compagnies pharmaceutiques sur la moralité et les pratiques de leur profession », comme l’ont décrié Jerome Kassirer, Marcia Angell et Richard Smith en quittant leur poste de rédacteurs en chef du New England journal of Medicine et du British Medical Journal. (Source)
Impossible ?
Jonas Salk, le créateur du premier vaccin contre la poliomyélite avait refusé qu’il soit breveté nous rappelle Philippe Rivière. « Il appartient au peuple », avait insisté Salk.
Et dans un tout autre domaine, comment expliquer non seulement l’existence, mais la qualité des logiciels libres, fruits d’un travail collaboratif ? Derrière ce mouvement, on retrouve Norbert Wiener, mathématicien au MIT qui soutenait que « l’information était la clé de compréhension du monde et sa circulation, la condition du progrès humain. Il s’opposait pour cette raison à sa marchandisation, susceptible de ralentir sa transmission et de diminuer son utilité sociale. » (Source)
Covid-19 ?
Peut-on continuer à tolérer 20 ans de monopole pour un éventuel vaccin quand la planète entière vit quotidiennement les menaces de la Covid-19 ?
Anticipant un accès quasi impossible à un éventuel vaccin, le 5 octobre dernier, l’Inde et l’Afrique du Sud s’adressaient à l’OMC pour lui demander que « la levée des règles soit effective jusqu’à ce que la majeure partie de la population mondiale soit immunisée contre le Covid-19 ». Proposition rejetée, l’Union européenne, les États-Unis, la Suisse, le Japon, la Norvège, le Brésil, le Royaume-Uni, l’Australie et le Canada s’y sont opposés.
Voici ce que proposait récemment entre autres Riccardo Petrella dans une lettre ouverte au Secrétaire Général de l’ONU au nom de l’Agora des habitants de la Terre : « Abandonner en 2020 et 2021 la brevetabilité du (des) vaccin(s) contre la Covid-19 à titre privé et à but lucratif et créer une task force mondiale de l’ONU chargée de proposer une révision des règles en vigueur en matière de propriété intellectuelle. »
De l’espoir ? « Des réformes radicales... devront être mises “sur la table”. Les gouvernements devront ... considérer les services publics tels des investissements et non tels des pourvoyeurs de dettes… » écrivait le comité de rédaction du Financial Times en avril dernier. Un effet du Coronavirus…