Par Marc Langlois, Enseignant au Cégep de Trois-Rivières
Magazine Le Point, Novembre 2020
En novembre 2020, les Journées québécoises de la solidarité internationale (JQSI) portent sur la justice migratoire. Pour comprendre les injustices structurelles vécues par les migrants, ce texte traitera plus spécifiquement de la migration comme un vecteur de transformation sociale au Canada, depuis 1945. Selon le sociologue Daniel Bell (1976), les transformations sociales sont le résultat des tensions entre les trois pôles qui composent la société post-industrielle : le pôle techno-économique, le pôle culturel et le pôle politique. Les acteurs au sein de chacun des pôles suivent une logique qui leur est propre. Voyons chacune de ces trois logiques de gestion des flux migratoires plus en détail.
Le sociologue Daniel Bell. Photo : Jane Reed
La logique techno-économique
Au sein du pôle techno-économique, la production et la répartition des biens et services suit une logique fondée sur les notions d’efficacité, de rentabilité, d’optimisation et de productivité.
Selon cette logique, c’est l’état du marché de l’emploi qui doit dicter « le nombre et la qualité des étrangers » admis au Canada (Daniel 2003 : 37). Ainsi, les espaces migratoires « se dilatent et se rétractent en fonction de la conjoncture économique et des besoins en main d’œuvre » (Rosental, 2010 : 74). Les immigrant·e·s, perçu·e·s d’abord comme de la main-d’œuvre, sont donc sélectionné·e·s selon des critères techno-économique.
En influençant les politiques d’immigration, les acteurs du pôle techno-économique ont engendré « plusieurs transformations importantes, notamment en ce qui a trait à la croissance des programmes de migration temporaire et aux critères de sélection des immigrants permanents » (Pellerin, 2011 : 59). Or, l’intégration économique des personnes immigrantes semble poser certains défis puisqu’elles sont plus nombreuses à vivre des difficultés économiques. En effet, les nouveaux immigrant·e·s sont davantage touché·e·s par le chômage, des conditions de travail précaires, un salaire moins élevé et un travail qui ne correspond pas à leur niveau de compétence (Pellerin, 2011).
La logique culturelle
Le pôle culturel « est le domaine des symboles et des significations » (Bell, 1976 : 47) en lien avec les croyances, les idéologies et l’identité et il s’intéresse à l’accomplissement et à l’épanouissement de soi.
Il y a deux logiques en tension dans la gestion des flux migratoires selon le pôle culturel. D’une part la société d’accueil cherche à organiser la migration dans le but de protéger son identité culturelle et l’intérêt national. D’autre part, les groupes minoritaires installés au Canada cherchent à protéger leurs droits et leurs intérêts. La discrimination raciale qu’ils subissent devient un obstacle qui les empêchent de s’accomplir et de s’épanouir (Leung, 2011).
En effet, l’immigration peut être perçue comme une menace pour l’identité culturelle traditionnelle de la société d’accueil. La gestion des flux migratoires selon une logique culturelle majoritaire viendrait justifier la nécessité « de contrôler le taux d’immigration qui contribue à la diversité raciale et culturelle, car, à son tour, celle-ci contribue au désordre social » (Li, 2003 : 145). De cette manière, gérer la diversité devient synonyme de défendre la cohésion sociale. Bien que les croyances populaires « ne se [fondent] pas sur des données scientifiques confirmées, ces sentiments contribuent à créer un fossé » (Gagnon et al., 2014 : 27) entre les minorités ethnoculturelles issues de l’immigration et l’ensemble de la population.
En raison de ces tensions sociales dans les rapports souvent discriminatoires avec la société d’accueil, de nombreux représentants de diverses minorités rappellent « la nécessité pour le gouvernement de procéder à des changements institutionnels et législatifs » (Li, 2003 : 138). La gestion des flux migratoires selon une logique culturelle minoritaire serait plutôt de faire « la promotion de leur bien-être et de leurs intérêts dans la société canadienne […] [et] de faire pression sur le gouvernement pour que celui-ci aborde les problèmes du racisme et de la discrimination et renforce une politique multiculturelle qui défende les intérêts et les droits des minorités visibles. » (Li, 2003 : 141).
La logique politique
Le pôle politique « règle la répartition des pouvoirs et assure l’arbitrage des conflits où s’opposent les intérêts et les revendications des individus et des groupes » (Bell, 1976 : 47). La logique au sein de la structure politique se fonde sur des principes d’égalité des individus, de respect des droits et de sécurité nationale.
Dans le cas de l’immigration au Canada, le pôle politique « doit maintenir un niveau élevé d’admissions [d’immigrant·e·s] – jugé nécessaire pour l’avenir économique et démographique du pays – tout en préservant l’équilibre culturel et identitaire national – équilibre tout aussi nécessaire pour l’avenir de la mosaïque canadienne » (Daniel, 2003 : 42). En réponse à ces défis et ces contradictions entre les pôles techno-économique et culturel, le pôle politique a eu à formuler sa propre logique de gestion des flux migratoires : le multiculturalisme canadien.
Les différents critères de sélection des immigrant·e·s actuels sont le reflet de ce compromis multiculturaliste. Dans une logique techno-économique, le gouvernement canadien sélectionne les immigrant·e·s en fonction de critères économiques tels que leur niveau de scolarité, leur formation professionnelle et leur secteur d’activité professionnelle (CIC, 2016) dans le but de les intégrer au marché du travail. En suivant une logique culturelle, les immigrant·e·s sont aussi sélectionné·e·s en fonction de critères culturels tels que leurs connaissances linguistiques et leur capacité d’adaptation (CIC, 2016).
En conclusion, ce texte cherchait à comprendre les transformations sociales en lien avec la gestion de flux migratoires au Canada. Les nombreux compromis politiques visant à atténuer les tensions entre les pôles techno-économique et culturel ont eu pour effet d’augmenter les statuts possibles et les critères de sélection des migrants, les amenant à vivre davantage de précarités et d’injustices sociales. Et si la solution à ces injustices migratoires était de transformer les structures en adoptant un seul statut pour toutes et tous?
Bibliographie
BELL, D., 1976, « Vers la société post-industrielle », Paris, Éditions Robert Laffont : 37-81.
CITOYENNETÉ ET IMMIGRATION CANADA, 2016, « Les critères d’entrée et le Système de classement global ». Consulté sur Internet (http://www.cic.gc.ca/francais/entree-express/criteres-scg.asp), mars 2017.
DANIEL, D., 2003, « Une autre nation d’immigrants : la politique d’immigration du Canada au 20ème siècle », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 77 : 33-46.
GAGNON, A-G., M. MILOT, F.L. SEIDLE et F. BOUCHER, 2014, Rapport présenté au Ministère de l'Immigration, de la Diversité et de l'Inclusion en vue d'élaborer un nouvel énoncé de politique. UQAM, Département de Science Politique, Montréal : 13-28.
LEUNG, H. H., 2011, « Canadian Multiculturalism in the 21st Century : Emerging Challenges and Debates », Canadian Ethnic Studies, 43-44, 3-1 : 19-33.
LI, P.S., 2003, « Les minorités visibles dans la société canadienne : les défis de la diversité raciale », dans D. JUTEAU (dir.), La différenciation sociale : modèles et processus, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal : 121-154.
NAKACHE, D., 2013, « Détention des demandeurs d’asile au Canada : des logiques pénales et administratives convergentes », Criminologie, 46, 1 : 83-105.
PELLERIN, H., 2011, « L'immigration au Canada, un modèle de gestion à démystifier », Nouveaux Cahiers du socialisme, 5: 59-68.
ROSENTAL, P-A., 2010, « Une histoire longue des migrations », Regards croisés sur l’économie, 2, 8 : 74-80.