Par Amélie Nguyen
Coordonnatrice du Centre international de solidarité ouvrières (CISO)
Magazine Le Point, Novembre 2020
Depuis la pandémie, on a pu voir combien l’apport des travailleuses et travailleurs migrants est immanent mais invisible dans notre quotidien : que ce soit notamment en agriculture, dans la transformation alimentaire, pour l’emballage et l’entreposage, la livraison ou dans le secteur de la santé. La crise a ainsi été l’occasion de se rendre compte que notre mode de vie, notre reproduction, dépendait des emplois faiblement rémunérés et où on a peu de protections sociales (assurances, retraite, chômage, santé et sécurité au travail…), précisément ceux où se retrouvent de nombreuses personnes immigrantes, poussées à accepter des conditions de travail que le ou la Québécoise moyenne jugerait inacceptables. La question se pose : comment se fait-il alors que ces travailleuses et travailleurs si présent·e·s et essentiel·le·s dans notre quotidien demeurent pourtant invisibles et que leurs droits ne sont pas respectés au même titre que ceux des Québécoises et Québécois?
La richesse du Nord grâce à la pauvreté du Sud
À cet égard, bien qu’il soit impossible en quelques mots de rendre justice à son argumentaire, Stephan Lessenich offre dans son récent ouvrage « À côté de nous le déluge : la société de l’externalisation et son prix » quelques pistes de réponses en expliquant la « société d’externalisation » sur laquelle repose actuellement le capitalisme mondial. Dans cette société d’externalisation, la richesse du Nord historique dépend de la pauvreté du Sud historique, établies lors de la colonisation. Il ne s’agirait selon lui pas d’un état de fait, comme certains l’avancent, où certains groupes « moins développés » devraient accéder au développement et ainsi à plus de richesses, mais bien de relations sociales établies et entretenues au fil des siècles, où la richesse au sens large (incluant l’environnement sain) des pays dominants existe grâce à la pauvreté des pays dominés. Le modèle capitaliste de croissance infinie nécessite un espace « externe » où extraire les ressources nécessaires à la production et à la consommation; où délocaliser ses déchets et sa pollution, ses violations de droits, ses mauvaises conditions de travail; une externalisation qui permet en fait au mode de vie des pays du Nord de persister jour après jour, sur le dos de la majorité du monde.
L’auteur explique ensuite que le maintien de cette relation dépend de son invisibilisation par le discours du « développement » ou d’autres théories tentant d’inférioriser les populations des pays dominés du Sud. On détourne le regard de cette relation de pouvoir historique. On en vient ainsi à croire que nos conditions de vie fastes sont normales.
Stephan Lessenich, À côté de nous le déluge : la société d’externalisation et son prix, Écosociété, 2019.
On les prend pour acquises, et on oublie (volontairement ou non) que ce mode de vie résulte d’une grave violence économique. On externalise aussi psychologiquement cette réalité pour ne pas avoir à remettre fondamentalement en question le système sur lequel nos privilèges reposent, par peur de les perdre. On sait au fond très bien que pour que le monde soit plus juste, il est impératif que les populations du Nord acceptent de réduire leur confort, de payer un prix et des salaires justes et cessent de s’approprier les ressources des autres pays pour leur bénéfice, car le mode de vie des populations dominantes est si destructeur qu’il n’est pas universalisable. La rengaine selon laquelle nous souhaiterions un rattrapage économique des pays en développement est mystificatrice et, simplement, impossible.
Pourquoi en parler ici? Parce que Lessenich poursuit en présentant les changements climatiques et les migrations comme un retour de balancier inévitable de ces conséquences externes que nous tentons de cacher. Les migrations, loin d’être le résultat de situations extérieures à notre réalité de populations du Nord, en sont le résultat immédiat. Elles sont le résultat de décennies d’exploitation par les pays riches des territoires, de génération de conflits pour avoir accès aux ressources, d’appauvrissement par la destruction des services publics. La forte répression, policière ou militaire et les contrôles administratifs abusifs envers les migrant·e·s plus pauvres visent en fait à protéger les richesses du Nord et à maintenir les inégalités qui nourrissent le système économique actuel.
Les migrations, loin d’être le résultat de situations extérieures à notre réalité de populations du Nord, en sont le résultat immédiat.
Dans cette société d’externalisation, ce sont les citoyen·ne·s des pays les plus riches qui ont le « monopole de la liberté de circulation », selon Lessenich. Ce n’est pas tant en fonction d’une menace sécuritaire comme plusieurs gouvernants le laissent entendre, mais dû à la volonté de maintenir les privilèges économiques et la qualité de vie d’une société qui « vit au-dessus des moyens des Autres ».
La question du travail migrant ne peut en fait être discutée de manière cohérente sans une perspective globale des rapports de travail qui traverse les frontières. Les travailleuses et travailleurs migrants sont le visage local de cette relation globale. Ils et elles font partie des populations qui subissent l’injustice économique mondiale. Traiter les migrant·e·s en fonction de notre commune dignité a sa valeur de principe. C’est aussi la seule manière de faire front commun contre le jeu des compagnies qui veulent diviser la force de travail et maintenir cette société d’externalisation en place. Elles tirent profit de la mise en compétition de divers groupes, le plus souvent suivant les lignes de faille historiques du racisme et du colonialisme, des fractures de classe et du sexisme. Aussi, dans les pays du Nord, il faudra accepter de céder du pouvoir et de faire place à une démocratie globale en écoutant la voix des pays qui subissent cette économie mondialisée pour arriver à modifier structurellement ce système capitaliste, au-delà des solutions cosmétiques qui lui permettent en fait de persister.