Par Léa Lebel-Michaud, Chargée de projet au CIBLES
Magazine Le Point, Novembre 2020
Nous sommes en 2040. Tel que les scientifiques l’avaient prévu, le réchauffement climatique a continué sa progression et a modifié le quotidien de la majeure partie de l’humanité. Malgré les sonnettes d’alarme, les compagnies pétrolières n’ont pas ralenti leur quête de profit et les gouvernements ont continué de les encourager dans leur course à la croissance. Les entreprises exploitant les hydrocarbures se sont même frayé un chemin jusqu’au Québec, où leurs activités ont eu de nombreux impacts...
La vie en territoire mauricien est de plus en plus difficile. Les activités extractives ont pollué plusieurs cours d’eau, poussant des municipalités entières à se déplacer pour éviter l’empoisonnement. Le développement de l’industrie fossile, en s’imposant comme la voie du progrès, a déstructuré les économies locales et affaibli les communautés. En monopolisant la création d’emplois, il a fait concurrence aux entreprises plus petites, en plus de nuire au tourisme par ses impacts sur l’environnement et les paysages. Puis, une fois les ressources exploitées, plusieurs industries sont parties chercher ailleurs, laissant de nombreuses personnes sans emploi.
Crédit photo : Jesse Winter
Devant ces constats, vous, comme plusieurs Québécois et Québécoises, vous tournez vers l’option qui vous semble la moins pire : migrer vers un endroit où les salaires sont plus élevés, en espérant pouvoir améliorer votre condition et celle de votre famille. Une option semble intéressante : le Mexique, où la demande mondiale pour les fruits et légumes a créé un besoin de main-d’œuvre au sein d’entreprises prospères. Le pays a adopté une politique pour permettre aux travailleuses et travailleurs étrangers de venir travailler de façon temporaire pour un employeur qui leur garantit un salaire et des services de base. Loin d’être emballé à l’idée de quitter vos proches, vous choisissez de tenter votre chance.
Une fois sur place, la désillusion est totale. Vous vivez avec une douzaine d’autres travailleurs, entassés dans la petite maison fournie par l’employeur. Votre patron surveille et contrôle toutes vos sorties. Vous êtes contraints à travailler 7 jours sur 7, pendant 10, 12, 15 heures. Le travail est ardu : on vous fait faire les pires tâches. Vous devez manipuler des pesticides dangereux sans protection, lever des charges lourdes sans équipements ni formation adéquate. Quand un collègue se blesse au dos, vous êtes abasourdi quand vous constatez que le patron refuse de reconnaître qu’il a besoin de soins et de le diriger vers les ressources adéquates.
Personne ne devrait être contraint à conserver un emploi aux conditions inappropriées, quels que soient son statut juridique et son pays d’origine. Pourtant, de telles aberrations se produisent chaque année au Québec et ailleurs au Canada.
Comme vous ne parlez pas espagnol et ne connaissez pas le fonctionnement du système de santé, vous vous demandez ce que vous feriez si une malchance vous arrivait. Vous ne vous sentez pas en sécurité, mais vous ne voyez pas vraiment d’issue : comme vous êtes lié par contrat à votre employeur, si vous partez ou tentez de le dénoncer, vous risquez d’être renvoyé au Canada. Votre statut ne vous confère aucun droit face aux abus et à l’exploitation.
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À la lecture de cette histoire fictive, vous avez peut-être éprouvé un sentiment d’injustice. En effet, personne ne devrait être obligé de quitter son chez-soi en raison d’injustices structurelles créées par un modèle économique abusif. Personne ne devrait être contraint à conserver un emploi aux conditions inappropriées, quels que soient son statut juridique et son pays d’origine. Pourtant, de telles aberrations se produisent chaque année au Québec et ailleurs au Canada. N’y a-t-il pas des centaines de travailleurs mexicains, guatémaltèques et autres qui viennent chaque année au Canada pour effectuer des travaux difficiles, répétitifs et dévalorisés? Pourquoi acceptons-nous qu’ils soient payés beaucoup moins que ce que nous demanderions pour faire le même travail? Pourquoi acceptons-nous qu’ils vivent dans la précarité en raison de leur statut « temporaire » qui ne leur offre pas les mêmes droits que les autres personnes demeurant au Canada?
Si des travailleurs étrangers font le choix de ces emplois dont nous ne voulons pas, ce n’est pas de gaieté de cœur. Tout comme la population québécoise, dans notre exemple futuriste, est victime de l’accaparement des terres par les compagnies pétrolières, de la destruction de ses paysages et de la déstructuration de ses activités économiques, les populations d’Amérique latine ont pu être victimes de l’accaparement des terres agricoles et de la destruction de nombreux territoires habités par des compagnies extractives, notamment les minières canadiennes. Elles sont également victimes de l’économie capitaliste mondialisée qui amène de la pauvreté chez eux. Il s’agit d’un contexte historique, économique et politique complexe. Le Canada, en tant que pays du Nord global, a sa part de responsabilité et devrait en tenir compte dans ses politiques internationales et d’immigration.
Pourquoi acceptons-nous qu’ils soient payés beaucoup moins que ce que nous demanderions pour faire le même travail? Pourquoi acceptons-nous qu’ils vivent dans la précarité en raison de leur statut « temporaire » qui ne leur offre pas les mêmes droits que les autres personnes demeurant au Canada?
En tant que citoyennes et citoyens canadiens sensibles au bien-être des travailleurs et des travailleuses et aux questions de justice migratoire, que pouvons-nous faire pour améliorer cette situation? Nous pouvons écrire à notre député ou à notre députée pour lui dire pourquoi nous sommes en désaccord avec certains aspects du Programme des travailleurs étrangers temporaires. Nous pouvons aussi appuyer les revendications de groupes existants, qui militent pour l’amélioration des conditions de travail et de vie des travailleuses et des travailleurs migrants, comme le collectif Soignons la justice sociale, qui demande une couverture des soins de santé pour tous et toutes: soignonslajusticesociale.ca
Durant les vingt dernières années, le nombre de travailleuses et travailleurs migrants temporaires au Canada a été multiplié par six, passant de 52 000 en 1996 à 310 000 en 2015.
Ensemble, mettons fin aux injustices et aux abus envers les personnes migrantes.
Pour lire des histoires réelles ayant inspiré ce texte :
- « Il n’y a personne à qui parler », de Sarah R. Champagne dans Le Devoir
- « Des travailleurs agricoles du Honduras se réfugient dans une église » de Sarah R. Champagne dans Le Devoir (2018)
Ce texte est aussi publié dans le Mouton Noir.