Les États-Unis sont souvent reconnus en tant que pays fondateur de la démocratie moderne. Avec raison, puisque les révolutionnaires américains de la fin du XVIIIe siècle ont établi un pouvoir républicain qui rompait alors avec la monarchie britannique et qui créait les conditions favorables à l’établissement d’un système politique novateur. D’ailleurs, plusieurs des règles établies à l’époque subsistent toujours, assurant une certaine stabilité du régime : division et régulation des pouvoirs, décentralisation, élections fréquentes.
Néanmoins, depuis le début du présent siècle, de nombreux indices laissent percevoir une fragilisation de cette démocratie. La confiance de la population envers les institutions semble au plancher, peut-être avec raison si l’on en juge différentes manipulations de l’opinion publique (pensons aux fausses armes de destruction massive irakiennes qui ont justifié une guerre préventive sous George W. Bush en 2003). Également, le dogmatisme partisan gangrène tous les lieux de pouvoir, même la Cour suprême comme on le constate depuis les nominations controversées des juges Brett Kavanaugh et Amy Coney Barrett, en 2018 et en 2020 respectivement. Enfin, le populisme devient la nouvelle voie pour faire de la politique, à gauche comme à droite, polarisant les positions et laissant peu de place aux compromis et à la médiation.
De surcroît, impossible de banaliser les attaques que subit la démocratie américaine sur plusieurs fronts. Les pratiques électorales douteuses (gerrymandering et restrictions du droit de vote de toutes sortes) ne peuvent être perçues comme des égarements isolés. Il s’agit bel et bien de fraudes massives qui, bien que légitimées par le système, sont discriminatoires et dangereuses. Les attaques envers les femmes ou les groupes racisés ne constituent pas non plus des vestiges d’une époque révolue. Ce sont plutôt des indices clairs de résurgence d’un conservatisme radical aux allures dystopiques, rendant plus que jamais pertinente la relecture de Handmaid’s Tale, le classique de Margaret Atwood. Enfin, les événements du 6 janvier 2021 ne peuvent être considérés comme une manifestation soudaine et improvisée de mécontentement. L’enquête déclenchée par la Chambre des représentants semble bien démontrer qu’il s’agit carrément d’une tentative de coup d’État.
Heureusement, bon nombre d’Américains prennent conscience de ces dérives de leur démocratie. La semi-victoire démocrate aux élections de mi-mandat illustre sans doute un certain éveil. En effet, en conservant le contrôle du Sénat et en évitant qu’une vague républicaine s’empare massivement de la Chambre des représentants, les démocrates ont sauvé les meubles. Leurs résultats permettent de constater qu’une partie importante de la population est prête à se mobiliser pour défendre des droits chèrement acquis (celui à l’avortement pour n’en nommer qu’un). Ils permettent aussi de réaliser que les interprétations alternatives du réel et les stratégies trumpistes possèdent leurs limites. Qu’il est même possible, au cœur de cette superpuissance, de s’appuyer encore sur des courants progressistes forts et résilients.
Le travail à abattre demeure toutefois colossal. Dans De la démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville mentionnait que le principe démocratique américain reposait d’abord sur l’égalité des conditions. Or, au XXIe siècle, il est difficile de trouver un pays plus inégalitaire que les États-Unis. Peut-être se trouve-t-il là l’immense défi d’avenir de la démocratie américaine. En effet, comment songer à un rapprochement idéologique dans une conjoncture où les revenus s’accroissent et où les communautés s’éloignent les unes des autres? Qui plus est, comment peut-on songer à rétablir les ponts politiques, et ce, en pleine crise de légitimité d’un système trop élitiste et déconnecté? Vu ce contexte, les réjouissances des élections de mi-mandat doivent donc rester bien sobres. La démocratie américaine n’est pas encore sauve.