En 1990, j’ai vécu ma première coupe du monde, la plus belle de toutes. Elle s’est jouée en Italie. À douze ans, je ne voyais pas de joueurs de soccer, mais plutôt des superhéros: Maradona, Goycochea, Caniggia, Burruchaga. À défaut de ne pas voir mon pays natal, le Pérou, participer à ce tournoi international, j’ai adopté l’équipe argentine et n’en ai pas été déçu. Un but argentin à la 67e minute, en demi-finale, par l’entremise d’un coup de tête improbable pour égaliser 1-1 avec les hôtes du Mundial, et ensuite aller aux tirs de barrage et remporter le match, ce fut l’apothéose pour cet enfant que j’étais.
Lors de la finale, l’Argentine n’a pas remporté la coupe face à l’Allemagne, mais ça, ça m’importe peu, même si j’en ai pleuré ma vie. Ce qui reste essentiel, c’est l’explosion de joie de mes amis et les matchs joués tout de suite après ceux vus à la télé. Comme le souligne Emiliano Arpin-Simonetti, le soccer est un acte de communion dont «la fin n’est pas de trouver le fond du filet, ni même la victoire, mais de perpétuer pour toujours l’espoir d’une joie.» Le soccer, c’est ça, c’est une joie puissante et une passion collective et populaire. Mais que devient-il lorsqu’il est récupéré par les multimilliardaires du foot-business?
En 2010, le Qatar s’est vu octroyer l’organisation de ce tournoi international en moyennant des millions de dollars. Effectivement, selon Médiapart, même s’il n’y a pas eu de condamnation pour corruption, il n’y a pas de doute quant à l’achat de cette coupe du monde de la part du Qatar, un pays sans tradition sportive et qui mise sur une soi-disant exception culturelle, celle de voir un pays musulman tenir, pour la première fois dans l’histoire, cette prestigieuse compétition. Mais la rencontre interculturelle n’est pas le principal leitmotiv des dirigeants du soccer mondial. Dans les faits, des pots-de-vin et des faveurs diverses destinés aux membres de la commission de la FIFA qui ont voté en faveur de l’émirat arabe sont dénoncés. Un contrat de droits de diffusion télé, proposé par une chaîne sportive qatarienne à la FIFA, de plus de 300 millions de dollars est aussi en cause.
Ce n’est pas la première fois que la FIFA est fortement critiquée. Ce n’est pas la première fois non plus qu’elle fait fi des droits humains. Le Mondial de 2018, réalisé dans la Russie de Poutine, en témoigne amplement. En effet, concernant les droits des travailleurs, il faut mentionner que les stades imposants qui s’érigent dans le désert qatarien ont nécessité la présence de milliers de travailleurs migrants provenant d’Asie du sud et d’Afrique. La chaleur infernale écrasant le pays, additionnée aux conditions de travail s’approchant tristement d’un esclavagisme moderne, ont entraîné la mort de 6500 personnes œuvrant dans ces chantiers. Un chiffre que l’on considère conservateur.
De plus, l’impact écologique de ces stades bâtis à ciel ouvert et climatisés est sidérant. Également, faute d’hébergement suffisant, les spectateurs devront être logés dans les pays frontaliers du Qatar. Résultat: on prévoit des vols toutes les dix minutes entre ce dernier et ses pays voisins, ce qui fera monter la facture carbone de ce Mondial à plus de 3,6 millions de tonnes de CO2. Que faire devant ce spectacle grotesque de cette industrie, fonctionnant à coup de milliards et de surexploitation, qu’est devenu le soccer globalisé?
Une pétition, promue par Amnistie Internationale, circule dans le monde entier dans le but de demander une compensation financière à la FIFA – à hauteur des prix monétaires offerts aux participants au Mondial – pour les familles de travailleurs ayant perdu la vie. De plus, on voit un mouvement, notamment en Europe, appelant à boycotter le tournoi. Mais un boycott institutionnel, voire de la part d’une équipe participante, n’est pas envisageable. Les athlètes-joueurs se préparent rigoureusement pour cette compétition, car pour certains, elle signifie le point culminant de leur carrière. On ne peut pas les blâmer. Nous, les supporteurs de cette passion populaire, pouvons par contre décider de ne pas faire la passe à ces entrepreneurs de l’indécence sur le dos de la dignité de milliers de travailleurs et d’un monde aux prises avec le réchauffement climatique. Le Mondial doit être repensé et nous pouvons y contribuer.