Par Jean-Michel Landry
On apprenait récemment que les lignes de prévention du suicide ne dérougissent plus au Liban. En l’espace d’un an, les appels ont plus que doublé. Pourquoi cette détresse collective? On pense immédiatement à l’énorme explosion survenue dans le port de Beyrouth en 2020. (Si les mêmes 2750 tonnes de nitrate d’ammonium avaient explosé au port de Trois-Rivières, on aurait nettoyé les dégâts jusqu’à Nicolet.) On conçoit aussi que les tensions partisanes et confessionnelles qui animent ce pays, pris entre la Syrie et Israël, génèrent leur lot de craintes, de blessures et de deuils. Ces épreuves quotidiennes nourrissent, c’est vrai, la détresse de nombreux Libanais.
Mais le pire est ailleurs. «Elle n’avait pas les moyens de nourrir [ses trois enfants], elle ne savait pas si elle devait mettre fin à ses jours, ou si elle devait se tuer avec ses enfants», raconte une intervenante en prévention du suicide citée par l’AFP. Le Liban fait aujourd’hui face à la pire crise économique que le monde ait vue depuis 1850. L’ampleur du désastre, dont à peu près personne ne parle, dépasse tout ce qu’on peut imaginer. Même les pires débâcles (le crash de 1929, par exemple, ou encore le naufrage de l’Argentine en 2001) n’offrent pas de comparaison. Il suffit qu’on s’y arrête: la monnaie libanaise a perdu 90 % de sa valeur en deux ans. Concrètement, cela signifie que le panier d’épicerie coûte aujourd’hui de six à sept fois plus cher qu’en 2019 : le bidon d’huile qu’on payait six dollars en coûte maintenant quarante.
Légende: Le Liban fait aujourd’hui face à la pire crise économique que le monde ait vu depuis 1850. La monnaie libanaise a perdu 90 % de sa valeur en deux ans. Concrètement, cela signifie que le panier d’épicerie coûte aujourd’hui de six à sept fois plus cher qu’en 2019.
Crédit: Allan Léonard - Flickr.com
Les conséquences de cet effondrement dépassent évidemment le cadre du supermarché. Le pays qu’on décrivait comme la Suisse du Moyen-Orient connaît actuellement une grave pénurie de médicaments. Le prix de l’essence a été multiplié par dix. Dans ce pays où les transports en commun sont inexistants (et l’option vélo impraticable), on doit maintenant débourser l’équivalent d’un mois de salaire minimum pour faire le plein. Même l’électricité a quasiment disparu du paysage. Plusieurs quartiers sont privés de courant durant plus de 22 heures par jour. Tout cela au beau milieu d’une pandémie qui, comme ailleurs, occasionne des pertes d’emploi, des faillites et des ruptures de service. Résultat: 80 % de la population libanaise vit aujourd’hui sous le seuil de la pauvreté. Cinquante pour cent des citoyens ne parviennent plus à se nourrir. La BBC racontait cet été l’histoire d’une famille libanaise forcée de déménager dans un camp de réfugiés pour survivre. Être réfugié dans son propre pays, la chose est à peine concevable.
Forcément on se demande comment le pays a pu en arriver là. Quelles sont les causes de cet impossible drame? L’instabilité politique que provoque la guerre civile syrienne n’y est pas étrangère, mais ce n’est pas d’hier que la région est instable. La crise économique – et humanitaire – qui frappe le Liban trouve sa source dans l’ultralibéralisme pratiqué par l’État libanais: dérégulation du secteur bancaire, absence de filet social et, surtout, démantèlement systématique de toute institution chargée de défendre l’intérêt public contre les intérêts privés les plus voraces (les Pandora Papers nous ont appris que l’actuel premier ministre et son prédécesseur pratiquent l’évasion fiscale). On a longtemps dit que le Liban, pays composé de minorités religieuses, offrait au monde une leçon de tolérance et de pluralisme. Confronté à une crise économique qui s’aggrave de jour en jour, il nous livre une autre leçon aujourd’hui: toute société dépourvue d’institutions publiques robustes, c’est-à-dire capables de tenir tête aux assauts des plus puissants, risque tôt ou tard de faire de ses citoyens des réfugiés intérieurs.