Par Florie Dumas-Kemp
L’assassinat du président d’Haïti, Jovenel Moïse, en juillet 2021, et un important séisme en août ont plongé à nouveau le pays dans une crise politique et humanitaire. Instabilité politique, désastres naturels, violences, la couverture médiatique dominante a alors dépeint Haïti comme le « pays le plus pauvre de l’Amérique ». On mentionne rarement que ce sont les racines impérialistes – historiques et en cours – qui sont au cœur des crises affectant Haïti. Je vous propose « cinq (autres) choses à savoir », pour sortir du misérabilisme et nous positionner en solidarité avec le peuple haïtien.
1. Appauvrir la nation noire libérée
Haïti est né d’une révolte d’esclaves, la seule ayant réussi dans l’histoire moderne. La révolution haïtienne (1791-1804) a mené à l’abolition de l’esclavage sur l’île puis à l’indépendance de la République d’Haïti.
Plusieurs États ont refusé de reconnaître cette première république noire, et lui ont imposé un embargo. Quant à la France, elle a ordonné à Haïti de lui payer une « compensation » de 150 millions de francs (environ 21 milliards USD) en dommages et intérêts pour la perte des revenus d’esclavage. Haïti a été forcé de payer cette dette astronomique jusqu’en 1947. Comme l’explique l’historienne Marlene Daut, c’était une « punition pour leur refus de rester sous le joug de l’esclavage »i. Cette « dette d’indépendance » a empêché Haïti de développer ses infrastructures et services publics, sa propre agriculture, etc. « En forçant Haïti à payer pour sa liberté, la France s’est essentiellement assurée que le peuple haïtien continuerait à subir les effets économiques de l’esclavage pendant des générations et des générations », avance la professeure Dautii.
2. L’impérialisme et les intérêts occidentaux
Haïti a donc payé cher pour son indépendance. Et les puissances occidentales ont continué de la lui faire payer, d’une manière ou d’une autre. L’ingérence des États-Unis a pris plusieurs formes : embargo, occupation militaire entre 1915 et 1934, soutien politique et financier aux dictateurs Duvalier jusqu’à leur chute, coups d’État en 1990 et en 2004 contre le premier président élu démocratiquement (et progressiste) Jean-Bertrand Aristide, etc. En d’autres termes, l’instabilité politique du pays n’est pas aléatoire. « C’est quelque chose qui a été conçu, planifié et maintenu par des forces d’occupation étrangères. »iii, affirme l’auteur et militant canado-haitien Jean Saint-Vil. Pour l’anthropologue Jemima Pierre, « c’est à cause de l’impérialisme occidental – et de ceux qui le soutiennent - que le tremblement de terre et la tempête tropicale deviennent des catastrophes de grande ampleur. »iv
3. Le coup d’État de 2004, préparé à Ottawa
La politique étrangère du Canada participe activement à cette ingérence. Plus particulièrement depuis 2003 : lorsqu’une rencontre secrète se tient à Ottawa pour planifier le renversement du président Aristide. Intitulée « Initiative d’Ottawa sur Haïti »v, la rencontre rassemblait des représentants des États-Unis, des Amériques, de France, et d’Europe, mais aucun d’Haïti.
Un an plus tard, en 2004, le président Aristide est enlevé par les forces américaines et déporté en République centrafricaine, tandis que les forces armées canadiennes montent la garde à l’aéroport de Port-au-Prince. 7 000 élu·e·s sont démis·e·s de leurs fonctionsvi. Des réformes économiques (privatisations, coupures) sont imposées et une mission militaire de « maintien de paix » est instaurée. La police nationale haïtienne, soutenue et formée par la GRC, a par la suite commis de nombreuses violations de droits humains documentées.vii En juillet 2005, les casques bleus de l’ONU font irruption dans le quartier populaire Cité Soleil et massacrent des dizaines des civils.viii
Légende: Au Canada, des groupes comme le collectif Solidarité Québec-Haïti revendiquent que le Canada se retire du Core Group et respecte la souveraineté haïtienne.
Photo : Solidarité Québec-Haïti, 2019
4. Le Core Group
En somme, plusieurs s’entendent pour dire que depuis 2004, Haïti est occupé militairement et contrôlé par des forces étrangèresix. S’en est suivi une série d’élections bidons aboutissant toujours sur des présidents pro-occident, très souvent en continuité – directe ou indirecte – avec le régime Duvalier. Le « Core Group », composé entre autres du Canada, des États-Unis, de la France et de l’ONU, a été mis sur pied pour gérer les « missions de paix » en Haïti et surveiller les affaires haïtiennes. Encore aujourd’hui, ce groupe poursuit son interférence. Il continuait de soutenir Jovenel Moïse, dont le mandat était expiré, malgré ses dérives autoritaires et répressives. Encore aujourd’hui, ce groupe poursuit son interférence et appuie largement le nouveau Premier ministre en place, Ariel Henry.
5. Les demandes des mouvements sociaux
Avant sa mort, les mouvements sociaux haïtiens réclamaient le départ de Moïse, mais plus largement, c’est « une lutte contre un système qui s’est construit sur l’exclusion, les inégalités sociales, la corruption et la mauvaise gouvernance » notait une coalition de féministes haïtiennes en juin 2021x. Celles-ci réclamaient que la communauté internationale cesse d’être complice d’un gouvernement tendant vers la dictature. Selon Black Alliance for Peace, l’une des principales demandes des récentes mobilisations massives était que « toutes les puissances occidentales quittent Haïti. »xi Au Canada, « La seule initiative qu’Ottawa doit prendre en faveur d’Haïti est de se retirer du Core Group et de laisser Haïti respirer! »xii, réclame le collectif Solidarité Québec-Haïti.
La volonté du peuple d’Haïti doit être respectée, « même si cela contredit les intérêts des industries canadiennes »xiii, rappelle Kevin Edmonds, professeur en études caribéennes. Au vu de l’histoire et de notre implication dans l’instabilité politique haïtienne, exigeons que la politique étrangère canadienne respecte la souveraineté pleine et entière du peuple d’Haïti.
Sources
ihttps://www.youtube.com/watch?v=P2kbliq8AUc
iihttps://abcnews.go.com/amp/US/colonial-era-debt-helped-shape-haitis-poverty-political/story?id=78851735&id=78851735&__twitter_impression=true
iiihttps://breachmedia.ca/new-documents-detail-how-canada-helped-plan-2004-coup-detat-in-haiti/
ivhttps://www.blackagendareport.com/once-again-vultures-circle-haiti
vhttps://www.mondialisation.ca/que-fait-vraiment-le-canada-en-ha-ti/17652
vihttps://www.youtube.com/watch?v=9rhKM_UQh3o
viihttps://breachmedia.ca/new-documents-detail-how-canada-helped-plan-2004-coup-detat-in-haiti/
viiihttps://dissidentvoice.org/2016/02/canada-in-haiti-peacekeeping-or-military-occupation/
ixhttps://docs.google.com/document/d/1t6RmBawvRCIY9VPYdv1ng_4fdEtor_zZp6njuzbBhlw/edit
xhttps://dofen.news/plusieurs-organisations-lancent-un-appel-a-la-solidarite-feministe-internationale/
xihttps://blackallianceforpeace.com/bapstatements/haitiswhiterulers
xiihttps://www.facebook.com/events/972266520293096/
xiiihttps://www.thestar.com/news/world/2021/07/07/what-lies-ahead-for-haiti-after-the-assassination-of-president-jovenel-mose.html
VIDEOS utiles
« How the U.S. and France Made Haiti Poor » (AJ+, 2021)
« The 2004 coup d’état in Haiti: Canada’s legacy » (The Breach, 2021)
Documentaire « Haïti Trahie » (Elaine Brière, 2019)